
Baudelaire est, selon certains, le poète français le plus étudié dans le monde. Si grande cependant est la complexité de son œuvre que personne ne peut prétendre en avoir examiné toutes les facettes. Fabrice GLOCKNER, sous l’ingénieux prétexte d’une candidature à l’initiation, introduit une interrogation à laquelle bien peu, sans doute, avaient songé : celle des relations – des correspondances ? – entre la conception baudelairienne de l’art et de la vie, et celle que l’on rencontre dans un ordre initiatique – et dans la franc-maçonnerie en particulier.
Une première approche pourrait couper court au débat : la pensée baudelairienne ne se fonde-t-elle pas sur la négation du progrès, sur le rejet d’une moralité de l’art et plus généralement sur une vision pessimiste de l’existence attribuant à Satan, au mal et au vice une place prépondérante ? Les questions qui vont être posées au candidat à l’initiation mettront à juste titre l’accent sur ces points sensibles.
Il est facile cependant de réfuter ces objections. Ce n’est pas l’idée de progrès que rejette Baudelaire mais la conception, née de la « fatuité moderne », d’un progrès général, quasi-automatique, objet d’une sorte de messianisme et qui, ajoute-t-il « a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité ». C’est donc par exigence et non par pessimisme qu’il prononce ce réquisitoire, précisant d’ailleurs qu’il ne peut y avoir de progrès véritable que dans l’individu.
Quant à son rejet de la morale en poésie, il ne l’incite pas à rejoindre les partisans de l’art pour l’art. Ce qu’il proclame au contraire, et de toutes ses forces, c’est la nécessité d’un « art pur…aspiration humaine vers une beauté supérieure ». Dans cette perspective, « l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ». Le poète se voit donc attribuer un rôle bien supérieur à celui d’un moralisateur : celui d’un interprète, d’un traducteur, d’un médiateur chargé de rendre intelligible « le langage des fleurs et des choses muettes ». Ainsi sont jetées les bases d’une poésie et même de façon plus générale d’un art moderne qui renoue avec la tradition orphique d’un messager inspiré par les dieux.
Dès lors, le constat de la présence du mal dans la nature, loin de traduire une quelconque complaisance, conduit directement à ce que Baudelaire appelle « l’ascèse poétique ». La nature est un temple, affirme l’une de ses œuvres les plus célèbres, mais elle ne laisse sortir que « de confuses paroles ». Il s’agit donc d’un temple potentiel qui n’accèdera à la fonction spirituelle qui lui incombe que si l’homme est capable de déchiffrer les symboles qui y sont disposés. Tel est le rôle de la poésie : c’est par le jeu des correspondances, des liens subtils existant entre les diverses manifestations, les diverses strates de la réalité, que le poète fera apparaître aux yeux des profanes ce qu’il faut alors qualifier de sacré. N’oublions pas en effet l’étymologie latine qui désigne par « pro fanum » ce qui se situe devant le temple sans y avoir encore pénétré. C’est au moyen du langage des symboles – et seulement par ce moyen – que pourra s’effectuer le passage du profane au sacré.
La fonction essentielle du langage est ainsi mise en lumière. C’est sur ce point en effet que le génie de Baudelaire et son apport à l’art moderne, dont il est souvent considéré comme le fondateur, apparaissent pleinement. Du même coup, surgit la question de sa position à l’égard du romantisme. Il lui doit beaucoup par l’élargissement des thèmes, par la place octroyée à la subjectivité, par la libération de l’imagination et de l’intuition, ouvrant la voie à ce que Baudelaire appelle l’insolite et dont il fait l’une des bases de sa poésie ; mais il ne s’en tient pas là et son œuvre, d’une certaine façon, met en évidence la lacune principale du romantisme : n’avoir pas su inventer le langage qui pouvait seul correspondre aux ambitions nouvelles de la poésie. C’est le pas décisif que Baudelaire, post-romantique si l’on veut, va accomplir. Qu’on ne s’y trompe d’ailleurs pas : ce mouvement dépasse largement une exigence formelle, quelle qu’en soit l’importance dans l’art de Baudelaire. Il est recherche d’un langage nouveau réalisant la parfaite adéquation de la forme et du fond ou, pour le dire à sa façon « l’unité du langage et de la spiritualité dans les opérations magiques de leurs correspondances ». C’est ce qu’a superbement montré l’un des plus pertinents commentateurs de Baudelaire (1).
Ces considérations n’étaient sans doute pas inutiles pour mieux comprendre ce qui, au-delà des péripéties d’une vie agitée, déchirée entre des aspirations contradictoires, et de quelques déclarations sulfureuses, rapproche les conceptions baudelairiennes de l’idéal et de la méthode maçonniques. La démarche initiatique se propose, elle aussi, de favoriser l’élévation de l’homme par la quête d’une spiritualité qui ne se confond pas avec la religion en ce sens que, n’ayant recours à aucune révélation, elle laisse chacun entièrement libre dans sa recherche d’un sens à donner à sa vie : l’ascèse initiatique rejoint ainsi l’ascèse poétique.
Ce rapprochement des idéaux trouve une correspondance dans le choix de la méthode. Pour dépasser le binaire des oppositions, aussi nécessaires et fécondes qu’elles puissent être, la franc-maçonnerie a recours au langage symbolique. Dans le Tempe maçonnique aussi, l’homme « passe à travers des forêts de symboles ». Et c’est par leur interprétation qu’il peut espérer se construire, réaliser en lui l’unité, préoccupation partagée par Baudelaire : « la première condition nécessaire pour faire un art sain est la croyance à l’unité intégrale ». Mais il revient sans doute à Pierre EMMANUEL la formule qui rapproche le plus étroitement les démarches poétique et initiatique : « La force du symbole est de faire apparaître des liens que l’observation rationnelle ignore : le symbole le plus universel, s’il existait, nous ferait éprouver l’unité du destin de tous les hommes »(2). Et BACHELARD discerne très justement dans ce processus de connaissance intuitive et directe « le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé conquiert son unité ».
Dans le film « Quai des Brumes », un peintre répond aux sarcasmes suscités par ses tableaux : « je peins les choses qui sont derrière les choses ». C’est une bonne définition de l’art moderne, jusque dans ses débordements que Baudelaire n’aurait pas approuvés. Tous ceux qui ne se contentent pas de l’apparente banalité des êtres et des choses, qui veulent conférer à leur vie un sens dépassant la routine du quotidien, qui n’acceptent pas l’usure du temps, « ce bourreau sans merci », sont un jour confrontés à cette autre approche de la réalité. La voie symbolique, qu’elle soit initiatique ou poétique, leur est alors ouverte.
La conclusion du livre s’impose donc : Baudelaire, en l’état de sa vie au moment de cette pseudo candidature, ne pouvait entrer en franc-maçonnerie ; son horreur des engagements l’en aurait d’ailleurs dissuadé. Mais la façon dont il s’efforce de percer le mystère de la vie et de l’être par le jeu des analogies et des correspondances, son aspiration à l’élévation de l’homme en faisant appel à un sens de la beauté qui traduit sa dimension spirituelle, tout cela fait de Baudelaire, à défaut d’un frère en maçonnerie un frère en humanisme et, justifiant la titre du livre, un frère en idéal.
Jean-Claude BOUSQUET
Ancien Grand Maître de la Grande Loge de France
Président des Grandes Loges Unies d’Europe