Prologue

Des rires, des éclats de voix ; de la musique, des verres qui tintent. Il y a beaucoup de monde à cette soirée. On parle, on boit, on danse… 

Entré clandestinement, je ne connais personne. Les invités sont masqués. Je suis le seul à visage découvert. Pourtant, personne ne semble me remarquer. Etranger à la fête, je m’accoude à la balustrade de la terrasse. 

Et là, au milieu du parc : une fine silhouette, de dos, en longue jupe blanche et gilet rose clair, à la lumière falote d’une lanterne. Une pose pleine de grâce et d’élégance, la taille bien droite, une épaisse chevelure ruisselant sur ses épaules, tout en elle exerce un énigmatique attrait. Une certitude s’empare de moi. Je la connais depuis toujours. Aux battements de mon cœur, je ne puis me tromper. La perfection est là. Elle va m’éclairer, rendre enfin évident ce que je suis susceptible de devenir, idéalement. M’approcher sans bruit, comprendre son mystère, l’embrasser, et nous enfuir loin d’ici : il le faut !

J’aime déjà son ombre reflétée sur le sol, le silence qui s’engouffre autour d’elle, le secret qu’elle renferme, son allure de promesse éternelle. Elle aussi, à l’écart des autres, attend. Il s’agit d’un signe, indéniable. Je m’avance, pas à pas. L’instant se prolonge. Pourquoi s’éloigne-t-elle au fur et à mesure ? Non, elle est immobile ; c’est moi qui ne marche pas assez vite. Je presse le pas, sans me rapprocher davantage. Je me mets à courir ; il faut que je la rejoigne avant qu’elle ne se volatilise. Mais nous sommes toujours à la même distance l’un de l’autre. Je ne peux échouer si près du but. Lui faire signe, l’appeler ? 

— Bonsoir…

Aucun son ne sort de ma bouche. J’essaie à nouveau.

— Bonsoir. Puis-je vous inviter à partager une coupe de champagne ? À danser ? 

Mes lèvres restent immobiles. Pourquoi mon corps ne répond-il pas ? Pourquoi ne me remarque-t-elle pas ? Pourquoi ne se retourne-t-elle pas ? 

Quand soudain, venant de je ne sais où, surgit un homme, éblouissant. Un masque noir derrière lequel des yeux minuscules percent d’immenses orbites, un habit bigarré formé de triangles et de losanges, un étrange chapeau de feutre gris, une batte dans la main gauche : on dirait Arlequin. Il se dirige vers elle. Je veux la mettre en garde :

— Attention ! c’est un menteur, c’est un traître !

Je suis muet, désespérément muet. Arlequin s’avance, euphorique, bondissant. Son regard facétieux me transperce, comme si je n’existais pas. Soudain, un violent coup de batte me précipite à terre.

— Bonsoir. Puis-je vous inviter à partager une coupe de champagne ? À danser ? lui propose-t-il.

— Non, avec moi ! Je vous ai vu le premier, je vous ai reconnue. Je vous ai parlé, je vous ai invitée. Vous ne pouvez pas me faire ça ! voudrais-je me récrier. 

Prostré sur le sol, je reste sans voix. Elle sourit, acquiesce par une révérence. Arlequin, lui, plein d’astuce et de fourberie machiavélique, arbore l’air impérieux de ceux qui savent que tout leur est dû. Vont-ils au moins me contourner ? Même pas ! Tous deux choisissent de me piétiner, avec allégresse. Et ils se dirigent, bras dessus bras dessous, vers la terrasse. 

*

Mon corps se fissure de mille lézardes pour disparaître honteusement dans l’herbe froide et bleutée du grand parc où résonnent les clameurs de cette fête étrange.

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