
CHARLES BAUDELAIRE
Vous avez vu juste, mon cher. Il y a en tout homme, à tout instant deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’une est joie de monter en grade, l’autre joie de descendre !
Alors pourquoi ? je ne sais ; sans doute par honnêteté, par esprit de lucidité, par refus de la complaisance. J’ai conscience du mal en l’homme, je veux pouvoir me dédoubler, m’imaginer pire que je ne suis réellement, me penser ou plus exactement m’avouer coupable des pires méfaits – même de ceux que je n’ai pas commis ou que je n’ai pas osé commettre : manger des cervelles d’enfants, fusiller Aupick, écarteler des chiens, me vautrer sur l’énorme catin dont le charme infernal me rajeunit sans cesse…
Saint-Jean, dont vous vous réclamez si mes sources sont exactes, n’écrit-il pas dans son Prologue : La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas atteinte. Le mal n’existe pas en soi ; le mal, c’est du bien perverti, c’est une beauté potentielle. Les adeptes de la méthode Coué et de toutes les méthodes de pensée positive qui prospèrent déjà et feront le bonheur des charlatans positivistes dans les siècles à venir me désolent. Ils vont nous priver d’une certaine force du mal, par angélisme, et c’est infiniment regrettable.
LE GRAND INITIE
Vous m’inquiétez, Baudelaire !
Charles Baudelaire
Comprenez-moi bien, je ne fais pas l’apologie du mal. Je dis simplement que Satan nous gouverne et que :
Sur l’oreiller du mal, c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
Je veux montrer le mal qui transparaît toujours sous les oripeaux de la bonne conscience.
Je hais l’hypocrisie qui consiste à faire croire que le désintéressement nous guide, que le sens de l’intérêt général anime nos gouvernants, que l’amour et la bonté sont en nous. Ceux qui le prétendent sont tous des dévots, des confits, des tartuffes, animés par une volonté de puissance qu’ils taisent. Prenez Aupick, mon beau-père, ce cuistre enrubanné ; prenez Louis-Napoléon, ce bouffon intrigant ; prenez Horace Vernet, ce réaliste académique, cet impuissant cérébral qui, avec ses marines, ses chevaux et ses scènes militaires, est l’antithèse absolue de l’artiste ; prenez Hugo, ce monstre de grandiloquence, qui a toujours le front penché, trop penché pour rien voir, excepté son nombril, Hugo, si peu élégiaque, si peu éthéré, qu’il ferait horreur, même à un notaire ! Prenez la Femme Sand etson style coulant, cher aux bourgeois, une grosse bête qui se fie à son bon cœur et son bon sens, une stupide créature qui a dans les idées morales la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues ! Et je pourrais continuer longtemps, tant les ressorts de ceux que l’on appelle les grands, de ceux qui réussissent, sont identiques.
Le Grand Initié
De tels penchants sont inhérents à tout individu. Et l’homme doit chercher à se perfectionner, faire preuve de vigilance et de persévérance, consentir un effort personnel pour tendre vers le bien.
L’art, la religion, la quête initiatique, et plus largement la recherche de la vertu nous y aident.
Charles Baudelaire
Je m’y efforce aussi. Je sais surtout que plus l’homme cultive les arts, moins il bande! Seule la brute bande bien !
Alors, que choisir entre ces deux maux : se civiliser, mais ne plus jouir ; retrouver l’état de nature, mais rester une bête ? Pour ma part, je ne parviens pas à me résigner à choisir. Vous le savez comme moi, tout choix est aliénant.
Mais ce dont je suis sûr, c’est que je suis perdu pour la vie et que j’ai perdu foi en l’humanité.