
Sur ma Suzuki,je maîtrisais l’art de surplomber l’abîme. Mon cœur tambourinait contre ma poitrine, mon sang irriguait violemment mes veines comme l’essence aspirée par le carburateur à plein régime : première à 20 km/h, seconde à 40, troisième à 60, quatrième à 80, cinquième à 100, et je planais au-dessus de la chaussée, laissant sur le bas-côté les nains admiratifs ou pétrifiés, conscient du risque, mais décidé à goûter par-dessus tout la vitesse et les décharges d’adrénaline qui me permettaient d’échapper à la banalité de cette vie-ci. J’aimais sentir cette commotion, avoir l’impression d’une rafale de vent aux tempes déclenchant de vifs frissons dans tout le corps. Je me sentais vivre, je vivais enfin. Adieu les livres, vive l’émotion ! En proie à une tension brûlante, à l’extrême pointe du plaisir, j’affirmais ma différence, extrême et bouillonnante ; j’inventais un nouvel univers, euphorique et violent ; je goûtais comme jamais l’accord avec moi-même, enivrant et triomphant ; j’écrasais de ma supériorité le serveur du Café de Paris, suffisant et crétin ; je piétinais ma belle-mère, pontifiante et conne.
Lors d’un rituel devenu immuable, je jetais, plein de morgue et de mépris, un billet de 1000 francs CFP au vieil indonésien, ce petit kakane, yeux bridés et dos voûté, qui tenait la station-service du coin, avant de filer, vêtu d’un treillis de l’armée, vers le sud de la Grande Terre, sur des routes latéritiques. Immensité de l’espace, végétation rase, solitude des lieux ! Dans les virages, à fond la caisse, dans les ornières ou lors du passage des gués, mon corps tremblait d’un désir proche de l’orgasme ; j’éprouvais, au tréfonds de mon être, une véritable rage, en symbiose avec les soubresauts de ma moto. Ayant frôlé l’accident à de multiples reprises, je me sentais invincible, comme si la vie était irréelle. À la limite de l’inconscience, je ne pensais qu’à prendre des risques, happé par l’excitation queme conférait le vertige du danger.
Je m’arrêtais au sommet d’une colline pour reprendre haleine. C’était mon secret : seul, sans contrainte, une puissance voluptueuse m’envahissait. Posté sur un lieu surplombant, j’inspectais du regard cette étendue : les niaoulis décharnés qui avaient vu défiler, avec la même placidité, des hordes de canaques anthropophages et de vaillants mineurs ; les sites lunaires colorés par la latérite où surgissaient des lacs au bleu métallique, à l’aspect de miroir ; la végétation parcourue de pistes, aujourd’hui désertes, tracées jadis par des prospecteurs obstinés à la recherche du fabuleux minerai, le nickel, qui transformerait ce territoire des antipodes en Eldorado. Et au fond, l’océan, immense, écumant ; toujours l’océan, sa violence mystique, sauvage ! L’esprit embrasé, je faisais corps avec ces paysages désolés, inhospitaliers, indomptés. Et repartais à fond de train, frôlant les précipices, dérapant tel un fou dans la terre rouge. Pourquoi ? Sans doute pour voir si je pouvais me transcender !
— Tant pis si c’est mon heure, me disais-je. J’aurai vécu de grands moments ; ma destinée est là, dans ce bouillonnement.
Ces pistes escarpées et crevassées à perte de vue, m’indiquaient l’aventure et la liberté promises. Sans un panneau indicatif, il m’arrivait de me perdre et d’errer pendant des heures. J’aimais tellement ces contrées sauvages loin du quadrillage routier des régions civilisées, sans âme qui vive hormis une dizaine de broussards sur des centaines de kilomètres carrés, où je pouvais rêver d’un avenir glorieux.
Devant ces horizons plus vastes, j’apercevais au loin mon propre cadavre. Mais il n’était pas complètement mort, ce petit bourgeois sans grandeur, respectueux de l’ordre établi -préfet, avocat, chef d’entreprise, médecin, le dos appuyé sur ses certitudes, que mes parents ou les profs voyaient en moi. Ils étaient loin d’imaginer que, sous une apparence posée d’ado bien sous tous rapports, je rejetais violemment leurs destins plats, leurs caricatures de rêves, leur présent dérisoire sans prolongement sur l’infini ou le gouffre. Je méprisais ces imbéciles qui, incapables d’innovation, se contentaient de répéter ce que d’autres avant eux avaient répété. Je refusais la réalité calme, ennuyeuse, à laquelle on me préparait ; je refusais d’adhérer à ce monde de mollusques. Un désir inouï me taraudait. J’aspirais à transformer la société, à contester les règles, à imposer les miennes, à plier le réel à ma volonté, et d’abord, à me transformer. Marre de retrouver dans la glace un visage connu que je ne reconnaissais pas ; marre de me comporter en fils docile ; marre de me soumettre ! J’allais définitivement le terrasser, ce putain de cadavre qui continuait à respirer, qui me faisait horreur !
Mais l’inconnu, ce continent inconnu en moi, m’effrayait. Je me sentais pris de vertige. Je cherchais et j’ignorais quoi ; je me projetais et je ne savais pas où. Je m’imposais d’être le meilleur et j’étais confronté à mes insuffisances. J’avançais sans destination précise, dans des directions diverses ; je progressais dans le vide à grand renfort d’embardées, en tentant de donner un sens à ma vie. Je n’allais nulle part en réalité.Un pied dans l’imaginaire, je me forgeais une vie nouvelle, héroïque. Mais, l’autre pied englué dans le réel, je me rendais compte que je stagnais, que je ne me montrais pas à la hauteur de mes ambitions ; et je n’étais pas dupe des expédients de bravache qui auraient dû me permettre de transiger avec ma conscience. Pareille dichotomie s’avérait étouffante. Et j’avais besoin de me retrouver seul, authentique, au sommet d’une colline, pour faire éclater ma rage, loin de cette société inepte et de ses carcans, loin de mes parents et de leurs manies, loin de mes amis et de leur pusillanimité. Seul pour crier devant ces sites grandioses mon désir de vivre intensément ma révolte, ma puissance et mes failles, mon malaise de n’être plus un enfant et pas encore le héros qui sommeillait en moi.
Après une après-midi salutaire passée à sillonner ces collines désertes, je regagnais Nouméa, à fond de train sur les pistes, me promettais d’être moi-même une fois le BAC décroché, et rentrais à la maison pour jeter, au grand dam de ma belle-mère, outrée, mon treillis maculé de terre rouge dans la corbeille à linge, avant de m’endormir, épuisé, prêt à céder à mes rêves de grandeur dans une sorte de petite mort qui m’offrait enfin un rendez-vous avec celui que je rêvais d’être.