Extrait

Heureuse de vivre, je suis portée à l’optimisme. 

Le matin, je me lève, pleine d’ardeur, animée du désir de savourer la journée. Couchée à minuit passé, il n’est pas spécialement réjouissant d’entendre sonner le réveil à 6h15. Je m’octroie une grasse matinée jusqu’à 6h30. Le rythme sera soutenu : je vais consulter douze heures d’affilée, examiner 35 à 40 patients, ayant chacun leurs angoisses, leurs soucis de santé. Je n’aurai pas une minute. Peu importe ! Je médite un instant, en position assise, je recrute mes neurones, avant de me catapulter hors du lit. Surtout éviter de se désunir, commencer à geindre, penser au manque de sommeil. Je me lève et, après une douche revigorante, je m’en vais à la rencontre des gens, au volant de mon Coupé Alfarouge, reconnaissable à dix lieues à la ronde. 

Tout n’est pas rose dans l’existence,répétait ma grand-mère. Je préfère pourtant m’attacher au beau et au bien, même si j’ai connu mon lot de malheurs et de difficultés : deux concubins décédés – l’un à vingt-cinq ans dans un accident de la route, l’autre il y a trois ans d’une rupture d’anévrisme – et deux divorces. Je tire sans effort une énergie incroyable du fond de moi. Médecin attentionné,je salue les gens, spontanément, les portugais comme les entrepreneurs, les riches comme les pauvres, les importuns comme les amis. J’apporte des croissants à certains de mes patients âgés. Je me réjouis de contribuer au bonheur, je me réjouis de constater le bonheur d’autrui. Mon entrain s’avère communicatif ; c’est logique, pour qui s’appelle Allègre. 

Récemment associée, ma surprise fut grande de constater que mon confrère traitait de haut les visiteurs médicaux de passage au cabinet. Pour ma part, je ne les reçois plus depuis quinze ans. Il m’est devenu inconcevable d’accepter un repas ou un voyage en échange de prescriptions répétées de tel ou tel médicament. Mais je ne les traite pas en chiens galeux. Je converse cinq minutes avec eux, entre deux consultations. Le mois dernier, un visiteur fut ravi de me rencontrer, au point de dire :

« Permettez-moi de vous toucher. Cela me portera chance. »

Décontenancée, ignorant quelle partie de mon anatomie le satisferait, j’ai tendu le coude en m’excusant s’il le trouvait osseux. Impensable de tendre la main : un côté reine d’Angleterre. La joue : trop familier. Le sein : n’en parlons pas. Il me restait le coude. 

Très pro dans l’exercice de mon métier, dotée d’un diagnostic infaillible,  je ne prends rien à la légère. Ou plutôt si : les maladies bénignes des tires aux flancs, toujours à espérer, la larme à l’œil, un arrêt maladie dépourvu de raison médicale. Là, je me montre impitoyable ; je condamne l’indécence d’une société de luxe, alors que tant de personnes souffrent réellement. 

La mauvaise humeur m’envahit lorsque je les vois entrer, la mine défaite, les fonctionnaires de la Direction départementale de l’équipement ou les enseignants. Ils sont fatigués de bosser, fatigués de la tête. Il va falloir lutter, leur faire la morale. Une telle se sentait médiocrement d’aller au bureau ce lundi matin, après un week-end éprouvant, des amis à recevoir et un problème de canalisation chez elle. Elle ose l’avouer. A l’examen, tout est dans les limites de la normale.  Je voudrais la jeter hors du cabinet, d’un coup de pied au cul. Je me ravise : ayons une attitude de soignant. Elle se rhabille, se rattrape à la chaise ; elle souffle, passe la main sur son front. Après trente ans de métier, je les devine, les mimiques de ces fainéants, je les vois venir ces clowns grotesques. Je souris, en prenant une feuille de soins, prête à répondre :

« Non, ma brave dame, il ne s’agit nullement du kaki blafard, la couleur de l’arrêt de travail. Vous la connaissez bien, avec une vie professionnelle à errer d’un toubib à l’autre, afin d’obtenir de l’un ce que vous n’obteniez pas de l’autre. » 

Je sors ma plus belle plume. Elle a les yeux cernés. Je souris derechef

« Je vous prescris des vitamines. Elles vous remettront d’aplomb, surtout en cette saison. A effet rapide, vous pourrez travailler cet après-midi. » 

Je la raccompagne sur le pas de la porte. Sa démarche semble mieux assurée. Ce doit être la perspective des vitamines.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s